« Banks are speculative investment funds grafted on top of critical infrastructure. This structure is designed to extract subsidies from the rest of society by threatening civilians with crises if the banks’ bets are ever allowed to fail. » Matt Klein
C’est quoi une banque ?
Il est parfois nécessaire de se remémorer qu’au contraire des détenteurs d’actions conventionnels, qui eux possèdent véritablement une partie (même si infime) d’une société, les actionnaires d’une banque en fait n’en sont pas vraiment les propriétaires.
Ils ne font que louer.
En effet, on sait que dans le bilan d’une banque, les capitaux propres, c’est-à-dire la participation des actionnaires, ne représentent qu’une infime partie des actifs qui navigue en face d’un gigantesque iceberg de dettes. Et, comme le Titanic, elle tente de ne pas le percuter sur son flanc à tribord.
Car rappelons-nous la composition du bilan d’une banque :
Dans une banque traditionnelle, le montant des actifs sont financés par un mix de dettes et de fonds propres. Usuellement le ratio dette / fonds propres est très déséquilibré et penche fortement du côté de la dette qui équivaut généralement plus de 90% des actifs. Pour éviter le levier excessif, le comité de Bâle a d’ailleurs imposé l’obligation dans Bâle III d’avoir au moins 3% de Fonds propres par rapport au total des actifs de la banque (leverage ratio).
Ainsi, dans le cas de la Société Générale, on trouve 72 milliards de fonds propres pour un bilan de 1486 milliards pour un leverage ratio Fonds Propres / bilan autour de 5%.
Ça veut donc dire que les actifs de la banque sont financés à 95% par de la dette, et à 5% par l’apport des actionnaires.
Dans le cas de Crédit Suisse, le ratio était légèrement meilleur fin 2022, avec 531 milliards de francs d’actifs pour 486 milliards de francs de passifs, ce qui laisse environ 45 milliards de francs de capitaux propres et un leverage ratio de 8,5 %.
Mais on le sait, les actifs au bilan des banques sont risqués et difficiles à mesurer. Et leur évaluation comptable, fondée sur des conventions souvent bienveillantes est, comment dire, quelque fois un peu hypothétique. En effet, les prix de marché sont volatils, et certains produits dérivés exotiques sont difficiles à évaluer.
On se souvient ainsi de dérivés de crédit que personne ne savait valoriser en 2008 et qui changeait de « juste valeur » du simple ou double selon la banque, habituellement selon leur position acheteuse ou vendeuse sur le marché.
De même, SVB s’est trainé dans toute la hausse des taux US, un portefeuille de titres dont la valeur était en chute libre mais toujours comptablement valorisé à sa valeur d’acquisition, n’appliquant pas au bilan la dépréciation de 15 milliards de leurs actifs.
Bretelles et ceinture
Le métier d’une banque est donc par essence la transformation : elle emprunte l’argent des déposants et utilise cet argent pour accorder des prêts, acheter des titres et réaliser d’autres placements.
La banque est donc une machine qui transforme des dépôts sûrs en investissements risqués.
Quand la valeur des investissements est supérieure à celle des dépôts, les actionnaires se partagent ce qui reste. Mais dans le cas inverse, en cas de dépréciation des actifs par exemple ou d’une perte gigantesque sur les marchés que se passe-t-il ?
Pour une société, cela s’appelle la faillite et tous les actionnaires perdent leurs apports. Pour une banque ce n’est pas si clair : si les investissements finissent par valoir moins que les dépôts, les régulateurs et les banques centrales interviennent et c’est alors qu’un sauvetage est organisé pour s’assurer que les déposants sont protégés.
Ça vaut quoi une banque ?
Revenons au cas de la Société Générale.
Nous prenons bien sûr la Société Générale comme un exemple comme tant d’autres, mais c’est un exemple que je connais personnellement beaucoup mieux que d’autres.
Les fonds propres de la banque s’élèvent à 72 milliards : c’est bien la différence entre la valeur des actifs et la valeur de la dette. C’est ce qu’on appelait auparavant l’actif net comptable ou que l’on appelle en anglais book value. C’est donc la différence entre les 1486 milliards d’actifs et les 1414 milliards de dettes.
Mais la valeur en bourse de la société, sa market value en anglais n’est que de 18 milliards d’euros. Soit un ratio market vs. book value extrêmement bas de 0,25. On peut dire que le marché pense que l’action vaut 25 % de sa valeur comptable.
Mais une autre façon, peut-être plus utile, est de dire est que le marché pense que les actifs valent les 1414 milliards de dette + 18 milliards de fonds propres soit 1432 milliards. Soit 96,3% de la valeur déclarée des actifs.
Ou plus inquiétant encore que si les actifs ne valent que 18 milliards, il suffirait que les actifs au bilan (d’une valeur rappelons-le de 1486 milliards) perdent 1,25% de leur valeur pour que les fonds propres soient totalement nuls et que l’action se retrouve à valoir zéro …
Bien entendu, nous aurions pu faire le même calcul pour toutes les banques européennes et trouver le même coussin de sécurité extrêmement serrée.
Ce qui explique pourquoi les banques ont si peu de valeur de marché par rapport à leur fonds propres et la nature auto-limitative du prix de leur action.
La Grande Braderie
Lorsque les termes de l’offre initiale d’UBS pour le rachat de Crédit Suisse sont tombés, les dirigeants du Crédit Suisse ont été scandalisés.
En effet le prix de seulement 1 milliard de francs était jugé dérisoire pour une banque qui comptait 45 milliards de fonds propres, et dont la capitalisation boursière s’élevait à 8 milliards de dollars à la clôture du marché le vendredi.
La Banque nationale Saoudienne, principal actionnaire de la banque suisse, a fortement encouragé le Crédit Suisse à rejeter l’offre, ce que Crédit Suisse a fait le samedi. Mais la complexité de l’opération et les délais impartis ont fait qu’il n’y a pas eu d’autre repreneur à l’horizon que l’autre banque zurichoise et qu’avec un taux de retrait de 15 milliards de francs par jour, l’urgence était réelle.
Le prix final se fixe donc à 3 milliards de francs suisses (soit 0,76 franc par action). C’est-à-dire à un tiers de sa valeur avant le week-end, à 8% de la valeur de ses fonds propres, et à moins de 1% de la valeur de Crédit Suisse en 2007 …
Le vendredi 17 mars 2023 n’était pas le Black Friday, mais pour UBS cela y ressemblait fortement. Et maintenant que les cendres sont à peu près retombées, il est finalement compliqué de distinguer des choses inédites dans la crise bancaire de 2023.
Comme d’habitude, les gouvernements (Américain et Suisse) sont intervenus pour sauver les soldats SVB et Crédit Suisse et lorsqu’ils l’ont fait, beaucoup de gens ont perdu beaucoup d’argent. Les actionnaires bien sûr et, de manière tout à fait inédite dans le cas de Crédit Suisse, les détenteurs d’obligations AT1 qui ont vu leurs apports réduits à néant par un geste inédit du régulateur helvétique.
Comme d’habitude, d’autres (et peut être toujours les mêmes) ont gagné beaucoup d’argent dans cette crise. Par exemple ceux qui, juste avant la crise, ont acheté à la casse le portefeuille obligataire de SVB (le rôle de Goldman Sachs mérite d’être analysé dans cette débâcle).
Et, comme d’habitude les banques en difficulté ont été vendues à la casse.
Rappelons-nous qu’en 2008, la banque d’affaires new-yorkaise Bear Stearns (alors 5ème banque américaine) avait été bradée par les autorités américaines à JP Morgan pour 240 millions de dollars.
Cette fois-ci encore, les banques acquéreuses – UBS et First Citizens – ont toutes deux enregistré des gains extraordinaires dans leurs bilans.
Rappelons, que lors de l’acquisition d’une société par une autre, il est coutume que la société acheteuse paye un goodwill, qui mesure l’écart qui nait de la différence entre le prix d’acquisition et la juste valeur des fonds propres de la société. C’est un pari sur la société, sur sa véritable richesse, et sur les synergies que cette acquisition va créer.
Ce goodwill est comptabilisé comme une immobilisation incorporelle à durée indéfinie après la réévaluation à la juste valeur de tous les autres actifs corporels et incorporels de la société acquise.
Inversement, le badwill désigne en finance un écart d’acquisition négatif. Autrement dit, ce terme est employé lorsqu’une différence négative est valorisée comptablement entre le prix payé pour une société et la valeur nette de ses actifs réévalués.
Dans notre cas le badwill est colossal : Crédit Suisse et SVB ont été vendues pour un prix inférieur à leurs fonds propres. Et pas qu’un peu !
Le badwill correspond à la différence entre le prix payé par UBS pour les actifs de Crédit Suisse et leur valeur comptable. Dans la comptabilité du Crédit Suisse, les actifs s’élevaient à 531 milliards de francs au 31 décembre ; UBS les a en fait achetés pour 473 milliards de
francs. Un joli coussinet de 56 milliards de CHF.
Le résultat pour UBS n’est donc pas d’avoir payé la somme dérisoire de 3 milliards de francs suisses pour éradiquer son concurrent historique. Le résultat, c’est qu’elle a récupéré des centaines de milliards d’actifs qui valent de toute vraisemblance infiniment plus que le prix payé.
Bien sûr, il est difficile de quantifier la valeur de ces actifs en l’espace de trois jours. Voire de le mesurer tout court.
Toutefois, chez UBS on va pouvoir dormir tranquillement, en disposant de la somme rondelette de 56 milliards de francs de « badwill » pour couvrir d’éventuelles dépréciations des actifs de Crédit Suisse.
Même si l’évaluation des actifs du Crédit Suisse était trop élevée de 5 à 8 % (chose qui devrait empêcher de dormir tous les dirigeants d’à peu près TOUTES les banques du monde), UBS s’en sort quand même avec une très belle affaire.
Mais, dans les deux cas, une grande partie de cet argent a été retirée des mains des actionnaires et des détenteurs d’obligations.
Dans le cas de SVB, la FDIC (Federal Deposit Insurance Company) prend en charge le portefeuille obligataire de SVB, d’une valeur de 90 milliards de dollars, qui sera certainement remboursé au pair un jour, mais qui vaut aujourd’hui 15 milliards de moins ;
Dans le cas de Crédit Suisse l’annulation de la dette AT1 va coûter pour les fonds d’investissement qui y avait souscrit, la somme insensée de 16 milliards de Francs.
Même si le prospectus des obligations AT1 du Crédit Suisse, document qui fait son bon millier de pages, stipulait clairement la caractéristique propre à la réglementation suisse qui fait que les obligations peuvent être ramenées à zéro si la banque reçoit une aide publique extraordinaire pour rester solvable, la plupart des fonds n’avaient probablement pas analysé cette spécificité helvétique.
Et se sont réveillés le 20 mars avec une sacrée gueule de bois.
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